Cette greluche a du acheter une sacrée fausse carte d’identité, parce que je parierai mes deux bras qu’elle n’a pas plus de dix-huit ans. Physiquement encore ça peut passer –si le videur a oublié de mettre ses lentilles-, mais elle n’a qu’à ouvrir la bouche pour que ça clignote au dessus de sa tête en lettres roses avec des petits cœurs ‘attention, morveuse boutonneuse’. Ouais je sais, je suis bourré de préjugés, mais là … « Mais sinon, j’peux la sniffer ? » J’ai le regard vide quand elle me pose cette question, elle se fout de ma gueule non ? C’est caméra caché ? « Pardon, quoi ? » La gamine me sourit bêtement en agitant le petit paquet de beuh que je viens de lui vendre –c’est ça, en direction des caméras s’il te plaît, j’crois qu’ils n’ont pas bien vu-. « Ton herbe, je peux la sniffer ? » Soit elle est complètement pleine, soit elle est complètement conne. Je pencherais pour la deuxième solution, à tout hasard, et sa couleur de cheveux n’a rien à faire dans l’histoire. Blonde, évidemment. Mais la discrimination capillaire ce n’est pas mon genre, pensez-vous j’en ai entendu des vertes et des pas mûres moi aussi. Le spectre de poil de carotte plane sur moi. Quelle bande d’imbéciles, d’avoir inventé un truc pareil. « T’as bu ? » Ca doit l’énerver que je réponde à ses interrogations par d’autres questions, parce qu’elle commence à froncer du nez. « Ouais, deux verres de grenadine et j’crois que ça monte ! » Au secours. Je ne lui revends plus jamais de beuh, jamais. Je crois qu’elle essaie de se foutre de ma gueule là, et je vais faire la peau à ce merdeux qui me l’a présentée comme une future bonne cliente. Mon cul, si elle ne se rend pas sourde pour avoir essayé de s’en servir comme boules Quiès ou qu’elle ne se fait pas arrêter par les flics, je pourrais m’estimer heureux. C’est un vrai danger pour moi cette nana. « Au fait, tu me présentes à ton pote ? » Je mets quelques secondes à comprendre de qui elle me parle. Lucas, évidemment, qui d’autre. Ce n’est pas comme si je n’étais pas habitué à ce que les nanas me demandent de jouer les intermédiaires. Il doit juste avoir une dizaine d’années de plus qu’elle, mais ça ne l’arrête généralement pas. J’ignore ce qu’il leur trouve à ces adolescentes, mais j’imagine que la plupart du temps il est trop défoncé pour se rendre compte de quoi que ce soit. Il pourrait bien se taper un mec sans le savoir. Tiens, faudrait que j’essaie de lui présenter un pote pour déconner. « Tu veux de l’aide parce que ton potentiel de séduction est aussi élevé que ton quotient intellectuel ? » Bon c’est sorti tout seul, mais j’en avais envie. La blondinette se renfrogne un peu avant de me jeter un œil méprisant. Je la soupçonne de ne pas avoir bien compris. « C’est parce qu’il baise ta sœur que tu m’dis ça ? » Je reporte soudain mon regard baladeur sur elle, ancrant mes yeux bleus dans les siens. Ouais, ça doit définitivement être une caméra cachée, ce n’est pas possible autrement. « Qu’est-ce que tu racontes Barbie. » Je lui attrape le bras un peu violemment, et elle se dégage en poussant un petit cri. « Ben ouais, je les ai vus disparaître dans une chambre à la dernière soirée, et crois-moi c’était pas pour tricoter ! » Elle se casse en me fouettant le visage de ses cheveux blonds. Soufflé le Lysias, dans ta gueule. D’accord, je l’ai mérité.

Je reste planté au milieu de la piste de danse quelques instants, me faisant bousculer par quelques paires de fesses qui se tortillent et des épaules négligemment lancées sur le côté. Mais là, je ne ressens plus grand-chose, et on pourrait bien me balancer dans une bagarre générale que je ne bougerais pas d’un iota. Je fixe Lucas de loin, comme dans les films où le mec plisse les yeux en matant son pire ennemi, le reste du décor marchant au ralenti tandis qu’un gros plan se braque sur la veine saillante de son cou. Ben là c’est pareil, j’ai le sang chaud et ma canine enfoncée dans ma lèvre. Oh putain je vais me le faire. Cet abruti continue à me sourire depuis trois jours alors qu’il s’est tapé ma sœur, MA SŒUR ? J’ai envie de gerber rien que de l’imaginer dans ses bras. Berk. Cela dit il m’en faut plus pour me déstabiliser –si si-, et je parviens à conserver ma sérénité légendaire, celle qui agace autant qu’elle rassure. Je m’avance lentement vers Lucas qui glisse quelques mots doux au creux de l’oreille d’une brune. Sa prochaine victime, sans aucun doute. Si ça ne tenait qu’à moi il aurait déjà épousé ma sœur pour réparer l’affront causé à notre famille, m’enfin. « Dégage. Illico. » Je pousse la nana sans ménagement, ne tenant nullement compte de ses vaines protestations, posant mes fesses en face du jeune homme. Je l’observe longuement, hésitant à lui coller mon poing dans la gueule. Non, ce serait trop facile. Je lui souris, genre sourire crispé qui ne dure pas très longtemps, puis je me retourne vers la fille qui attend sagement derrière moi en incitant Lucas à la rejoindre d’un geste de la main. C’pas possible, il s’est aspergé d’Axe ce soir ou quoi ? « Tu vas te la faire ? » Je crie presque pour qu’il puisse m’entendre par-dessus la musique qui envahit la pièce. J’attrape son verre qui trône sur le comptoir avant de le terminer d’un trait, puis je marque une pause, pas bien sûr de vouloir poursuivre. « Tu me diras si elle est aussi bonne que ma sœur. » S’il avait envie de se barrer, soit il va le faire à cet instant précis pour éviter cette conversation gênante, soit il va changer d’avis illico devant ma mâchoire serrée. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un petit rictus genre ‘eh ouais mec, tout finit par se savoir’. Mais j’ai comme l’impression qu’il va prétendre n’avoir rien fait de mal, et là on risque de se faire virer de la boîte à grands coups de pied au cul.

Le barman du Mardon's en était à se demander ce qui empêchait la chute du jeune homme en face de lui : le comptoir sur lequel ce dernier était appuyé ou bien le décolleté auquel ses yeux vert étaient suspendus ? Le concerné n'était autre que Lucas, un consommateur régulier dans ce coin de la ville.

Les yeux encore légèrement embués par le dernier verre qu'il venait d'avaler, Lucas Morrigan ignorait ce dont sa partenaire se tuait à essayer de lui expliquer. Il était vaguement question d'une querelle de lycéenne, une histoire bien trop longue et complexe pour que le jeune homme ne s'y intéresse plus qu'une poignée de secondes. Cette fille l'emmerdait au plus haut point. Oui, il avait bien tenté de la détourner de ses démons en lui offrant quelques verres mais c'était finalement l'effet inverse qui se produisait. Depuis un très long moment à présent.

Lassé, voire même à la limite d'une fatigue intense et fâcheuse, les yeux du jeune homme détaillaient le corps de son interlocutrice. Le pauvre homme se contentait d'apprécier silencieusement les courbes de la jeune fille dont il était incapable de se souvenir le nom. Non, il ne la mettrait pas dans son lit car elle serait bien capable de parler pendant qu'il lui ferait l'offrande de quelques coups de rein adroitement distribués.

Sa décision nocturne prise, Lucas s'approcha du visage de la lycéenne pour le lui dire car bien trop fatigué pour couvrir le niveau de la musique en forçant sur sa voix. Un instant, Lucas fût tenté d'imaginer son meilleur ami comme faisant son coming-out sinon comment expliquer cette soudaine irruption ? Lysias n'en était pas à lire dans les pensées de son ami, si ? Intrigué mais non moins satisfait de voir la lycéenne quitter enfin la scène, Lucas accorda seulement quelques secondes d'attention à son ami avant de faire signe au barman de venir prendre soin de son verre. Du coin de l'oeil, Lucas remarquait le sourire forcé de son ami. Merde. C'était pas le moment pour Lysias d'annoncer qu'il était gay. Pire encore. Et s'il annonçait avoir des sentiments pour le dealer de drogues dures ? On lui avait dit de ne pas sympathiser avec un Irlandais. Leur personnalité est plus fâcheuse encore que la météo à laquelle ils sont astreints. Tapette. Laissant échapper un long soupir de lassitude, Lucas roula des yeux avant de se tourner vers Lysias. À priori, ce dernier lui posait une question. Le jeune homme fronça les sourcils, signe qu'il lisait sur ses lèvres. « Non pas celle-là, trop bavarde. » Ses épaules se voûtèrent légèrement après cette non révélation. Rien que pour le trouble physique et moral occasionné, Lucas sollicita à nouveau le barman.

Loin, très loin même, d'être troublé par la remarque assassine de son ami, Lucas posa ses yeux sur lui tout en dissimulant un sourire en coin. « Tu vas peut-être me dire que tu aurais préféré qu'elle finisse dans le lit d'un parfait inconnu ? » Les parents de son ami avaient bien dû lui dire, et ce dès son plus jeune âge, qu'il ne fallait pas suivre les étrangers. Lysias devrait plutôt être en train de le remercier pour avoir sauvegarder l'intégrité de sa soeur. Quel ingrat tout de même. Qu'importe, Lucas ne lui en tiendrait pas rigueur par respect pour leur amitié. Mieux que ça, il allait faire preuve de bienveillance en rassurant son ami, suivi d'une petite tape amicale sur l'épaule : « Hey fais pas cette tête là, on a pensé à se protéger ! ».

Tout est bien qui fini bien.

Il me regarde bizarrement. Pourquoi il me mate de travers là, alors que c’est lui qui a tous les torts ? Ah ouais, parce qu’il a sûrement compris que j’allais lui annoncer un truc pas cool. Que je vais mourir dans un mois à cause d’une maladie incurable, que ma forêt a brûlé et que je vais bientôt me retrouver à la rue, que … non en fait j’ai même pas envie de savoir à quoi il pense. Le truc c’est que quand je lui balance que je suis au courant qu’il a baisé ma sœur, il n’a même pas l’air surpris, et encore moins coupable. Zen Lysias, zen. Pas un petit pli de contrariété entre les sourcils –quoique si, mais celui-là il l’a toujours même quand il s’éclate-, pas de raclement de gorge trahissant sa gêne, pas d’excuses non plus. « C’est vrai alors, j’y crois pas. » Ce con n’essaie pas de nier, comme s’il n’en avait rien a ciré. Il m’aurait affirmé que c’était des conneries en riant, je l’aurais cru, parce que vu la fiabilité de mon renseignement il avait toutes ses chances en mentant. Mais là, même pas. Remarque, je devrais peut-être le remercier pour sa franchise … Il ne prend pas non plus la peine de faire semblant d’être désolé –ce que j’aurais pu à la limite accepter-, me pissant dessus sans essayer de me faire croire qu’il pleut –comme dirait la meuf d’Avatar-. Il va même jusqu’à tenter de faire passer la pilule au lieu de se la fermer, et je n’peux pas m’empêcher d’ouvrir la bouche, mais je n’arrive pas à cracher ce que j’ai envie de lui dire. Mon sang ne fait qu’un tour quand il parle de contraception en me tapotant l’épaule. Oh putain, j’vais me le faire c’est sûr. Encore heureux qu’ils se soient protégés, parce que si elle avait chopé une MST ou qu’elle s’était retrouvée avec un mini Lucas dans le tiroir, je l’aurais découpé en jolies rondelles de viande. Je l’attrape par le col de son vêtement pour approcher son visage du mien, et s’il n’a pas encore compris que je suis sur le point de me jeter sur lui, je crois que c’est plutôt clair. « Déconne pas avec ça putain, n’essaie même pas. » J’oublie presque que c’est grâce à lui que mon petit business est encore florissant, parce qu’il m’a sauvé la mise alors qu’il ne me connaissait ni d’Adam ni d’Eve. On parle de ma sœur là, ma chair et mon sang, ma putain de jumelle. C’est limite s’il a pas baisé avec moi, si si.

Je le relâche aussi sec en me confrontant à son regard, poussant un soupir agacé. « De toute façon t’es complètement bourré, pour changer. Et si t’as pas les veines pleines d’héroïne j’aurais de la chance. » J’peux même pas avoir une conversation sérieuse avec lui, c’est vraiment chiant des fois. Je baisse les yeux pour fixer le sol et essayer de me calmer. Je n’ai pas envie de m’énerver tant qu’il sera dans cet état, ça serait complètement inutile. Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi il a fait ça. C’est sûr elle est canon ma sœur, mais merde, il est où le respect entre potes ? Encore s’il avait été fou amoureux d’elle et qu’il voulait l’épouser, j’dis pas, mais là c’était juste pour tirer son coup quotidien, et hasta la vista. Révoltant. Puis je relève la tête comme si je venais de prendre conscience d’un truc. « J’espère que tu lui as pas filé tes merdes, parce que sinon crois-moi que tu vas le regretter. » Ses merdes, c’est de la drogue dure. Je sais qu’il ne se gêne pas pour proposer une bonne défonce aux nanas, et tout ce que je peux faire c’est prier pour qu’il ait été assez lucide pour s’abstenir, ou que la rousse ait été assez intelligente pour refuser. Est-ce qu’il s’en fout vraiment, ou est-ce que c’est juste parce qu’il est sous l’emprise de ces substances qui contrôlent sa vie ? Je n’en ai pas la moindre idée, et ça me fait chier d’être assez con d’espérer qu’il va réussir à décrocher un jour. Je le fixe de mes yeux clairs pour essayer d’avoir une réponse, et j’ai envie de le secouer comme un prunier et lui hurlant dans les oreilles : MAIS PUTAIN T’AS BAISE MA SŒUR COMME SI C’ETAIT UNE PUTE CONNARD, FAIS SEMBLANT D’ETRE UN MINIMUM DESOLE ! Tend l’autre joue aurait dit Saint Mathieu. Ouais ouais, je suis un mec calme, serein, qui sait conserver son sang froid et … trop tard. Je lui colle finalement mon poing dans la gueule, sans prévenir, sèchement. « Connard. » Je secoue légèrement mes doigts en grimaçant, lançant un œil au barman de l’autre côté du comptoir. Personne n’a rien vu visiblement, ça n’a duré qu’une seconde. N’en pêche, je me sens beaucoup mieux.

Pourquoi diable sa soirée devait-elle être nécessairement gâchée par un acte passé sans aucune répercussion sur le présent ? À moins d'un étonnant rebondissement, Lucas était innocent. Que lui reprochait-on exactement sinon avoir passé une soirée agréable en excellente compagnie ? Son allégresse lui faisait choisir les mots adéquats pour qualifier sa soirée passée et allait même jusqu'à prouver son innocence. Non, vraiment, Lysias était juste un frère quelque peu susceptible et un meilleur ami jaloux de ne pouvoir prétendre à pareille compagnie.
Pire, cette soirée que lui reprochait farouchement son interlocuteur était vieille de plusieurs siècles aux yeux de Lucas. Il se souvenait simplement de la jouissance ressentie à l'apogée de son plaisir. Rien de plus. Il n'y avait donc aucune raison valable d'en parler à présent. Lucas avait une opinion particulière à l'égard de ses actes passés même ceux qui remontaient pas plus loin que la semaine précédente.

Alors que Lysias semblait à peine se rendre compte de la véracité de la chose, Lucas ne pu s'empêcher d'esquisser un fin sourire. Il lui semblait assister à une piètre représentation théâtrale dans laquelle le personnage principal apprenait que l'existence du Père Noël était une histoire inventée. Lysias pourrait même le remercier pour cet éclaircissement plutôt que de le fusiller de son regard d'Irlandais.

Un soupir de lassitude mêlé, il est vrai, à un relent d'alcool, Lucas fit explicitement part de son exaspération lorsque le col de sa chemise fut dangereusement tiré par une force invisible. Il est vrai que sa vision des choses n'était pas totalement claire, la faute à quelques grammes de poudre négligemment aspirés par ses narines innocentes.

« Vraiment, ne t'inquiète pas. Je me protège toujours. » Vraisemblablement, la provocation était son maitre mot ce soir. Ou alors était-ce sa propension à vouloir composer avec son esprit embrumé ? Nouvelle petite tape sur l'épaule à l'intention de son ami. Jugeant sa gorge desséchée après ces quelques mots amusants mais néanmoins pénibles, Lucas fini son verre d'une traite, ne ressentant que très légèrement le picotement de l'alcool.

Telle une machine pré-programmée, Lysias reprenait ses invectives. Quel garçon ennuyeux ce soir. Où était passé son enthousiasme légendaire ? Son humour européen ? Néanmoins, Lucas demeura sans réponse cette fois. Et pour cause. Il était incapable de se souvenir s'il avait ou non vendu sa marchandise à la soeur de Monsieur. Un léger pli se forma à hauteur de sourcils, Lucas essayant de se remémorer la soirée en question. Impossible. Mieux valait ne pas la ramener cette fois.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, l'accusé se retrouvait au sol, ayant basculé de son trône par un coup de poing longtemps refoulé. Entre l'alcool et la drogue, Lucas ne ressentit que partiellement l'onde de choc de sa chute. Visiblement, il prêtait davantage attention à son égo quelque peu chatouillé. Il releva le tabouret avant de se relever lui même, réajustant ses vêtements.
Lucas était un petit con provocateur et il l'assumait parfaitement. Depuis toujours il n'avait eu de cesse de tester ceux qui l'entouraient. Connaître leurs limites, savoir jusqu'où il pouvait aller avant de les voir craquer, était certainement le meilleur moyen de savoir à qui il avait réellement à faire. Lysias ? Il n'était encore qu'un gamin susceptible et irritable. Une insignifiante partie de jambes en l'air avec sa soeur et il éprouvait déjà le besoin de lui mettre son poing sur le nez, alors même qu'il avait prétendu être capable de mettre ce besoin de côté pour la soirée. Quant à Lucas il n'avait qu'une envie : lui écraser joyeusement son verre sur la gueule. Est-ce qu'il le faisait ? Non. Nul doute que Lysias devrait prendre exemple sur Morrigan et apprendre à se comporter en individu civilisé. « Si tu continues, je vais finir par croire que tu es gay. » Dernière provocation avant de partir en direction des toilettes pour effacer le sang qui coulait de son nez.

Ca le fait clairement chier, c’est évident. Ces remontrances l’ennuient, cette discussion lui passe bien au dessus de la tête, et ça ne fait qu’alimenter ma frustration et mon animosité envers lui. C’est qu’il a l’habitude de me voir d’un calme à toute épreuve, de la baffe dans la figure à l’insulte la plus blessante, alors il doit se demander pourquoi le fait d’imaginer ma sœur avec mon meilleur pote ça me met dans tous mes états. Je crois qu’il est inutile de chercher une explication rationnelle, c’est comme ça. Ma jumelle c’est le Saint Graal, c’est l’intouchable, c’est la nana qu’il ne faut pas blesser. Et la baiser en lui filant de la coke avant de l’abandonner au petit matin –technique classique du Morrigan- ce n’est pas ce que j’appellerais la traiter avec respect. En plus c’est bien connu : les potes ne touchent pas à la sœur, JAMAIS, c’est une règle élémentaire en amitié qui semble échapper au brun. Pourtant il le sait le parfaitement que c’est un sujet sensible, mais avec ces grammes d’alcool qui coulent dans ses veines et la came qui grille son cerveau, pas sûr qu’il s’en souvienne. Il préfère me sortir son numéro de mec blasé comme il le fait à chaque fois, plutôt que de s’exciter un peu, ce qui ne lui ferait pas de mal en fait. J’espère presque qu’il va m’en coller une en se relevant, qu’il va se jeter sur moi en me gueulant les détails croustillants de leur partie de jambes en l’air, qu’il va me mordre jusqu'au sang ou me péter le genou d’un coup de pied, et que j’aurais ainsi une parfaite raison de le détester allègrement. Mais non, rien de tout ça. A la place, il me lance une autre pique pleine de sarcasme qui crispe ma mâchoire tandis que je pousse un grognement rageur. Ah putain, ce type me rend dingue, et pas de la façon agréable que vous êtes en train d’imaginer. C’est quoi le rapport au juste ! Je tente de rassembler toutes les neurones de mon cerveau pour faire la connexion, mais honnêtement … quoi, il croit que je suis jaloux de ma sœur ? Oh putain, si c’est ça j’ignore à quoi il s’est défoncé ce soir, mais ça doit être plus fort que d’habitude. N’en pêche ça me fout mal cette réflexion, parce que justement ouais, j’aime baiser des mecs, ça lui pose un problème ? J’attrape le verre qu’il n’a pas eu le temps de goûter entre mes doigts, avalant quelques gorgées du contenu dont j’ignore la nature. Mais j’aime aussi les nanas, et ça il le sait parfaitement même si j’ai une ‘consommation’ moins régulière que la sienne. J’ai un business que je dois développer moi, je me tourne pas les pouces comme un glandeur.

Je reste quelques minutes à ressasser cet échange sans tenter de retenir Lucas, posant ma tête sur mon bras étendu sur le comptoir. Putain, ça me soule, c’est vraiment la merde. Pourquoi il ne se comporte pas un type lambda, hein ? Pourquoi il a besoin d’être aussi con avec moi comme il l’est avec le reste des imbéciles de cette ville de loosers ? La culpabilité, les remords, c’est pas son truc. Il pense avec sa queue et sa came, et il assume absolument tout. Pourtant il a tiré mes fesses d’affaire sans même me connaître, et il est toujours le premier à intervenir quand j’ai un putain de problème. Et c’est de savoir ça qui m’empêche de le placer définitivement dans le panier des pauvres connards irrécupérables dans lequel il a pourtant un pied. Je devrais juste le laisser ici et faire de cette conversation notre dernier échange verbal ad vitam aeternam, je suis presque certain qu’il s’en foutrait complètement. Parce que là, il n’a pas vraiment l’air de désirer faire un petit effort pour éviter que ça arrive et au final, c’est plutôt vexant. Je me lève, comme si je voulais partir, et pourtant je me dirige immanquablement vers les toilettes où j’imagine le trouver en train d’essuyer le sang qui a coulé par ma faute. Bingo, quand j’ouvre la porte à la volée c’est pour le trouver devant la glace, et j’y vais pas par quatre chemins. « Ecoute mec, si tu crois que je vais te faire une déclaration d’amour tu peux abandonner l’idée t’es pas du tout mon genre. » C’est faux, mais Morrigan c’est Morrigan, placé dans la catégorie ‘potes que tu baiseras jamais’ –ouais j’aime mettre les gens dans des paniers, et alors ?-. Un parce qu’on ne fait pas plus hétéro –à ce que je sache-, et deux, parce que moi je sais contrôler mes hormones. Bon en plus j’ai fait un peu d’humour, vous noterez l’effort. « Mais sérieux, tu te rends compte que t’agis comme un parfait connard là ? » Je m’installe à côté des lavabos tandis qu’un mec sort des chiottes en me regardant bizarrement. Quoi qu’est-ce qu’il a l’autre ? Ouais, parce que pour le coup je serais prêt à prendre un flingue et à tirer sur le premier morveux qui me regarde de travers. Aussi j’inspire profondément pour me calmer un peu, cherchant le regard de Morrigan. « Ok c’est vrai que je te l’ai jamais clairement dit, alors à la limite j’peux pas te zigouiller avec mes lacets … » Et Dieu sait que j’en ai envie. « Mais si je te demande maintenant de plus toucher à ma sœur, est-ce que tu le ferais, au moins par respect pour moi ? » Je ne lui demande pas de comprendre, juste d’accéder à ma requête même si ça lui paraît stupide, injustifié, maman poule, et que sais-je encore. Parce que si lui me formulais un truc du genre, j’hésiterais même pas. Mais s’il n’est pas capable de ce minable sacrifice sachant qu’il peut attirer dans son lit toutes les nanas d’Oceanside, alors il peut bien aller se faire foutre. Et j'en ai rien a ciré que parler de ça l'ennuie profondément, moi ça me tient à coeur.

Lucas. Un connard facétieux.

Malgré la dangereuse influence de l'alcool et de la drogue dont il était malgré lui la victime consentante, le jeune homme gardait un oeil observateur autour de lui ainsi que sur les événements qui se déroulaient à proximité.

Crédules, les quelques milliards de personnes qui peuplent cette planète ont la fâcheuse tendance à attribuer le mauvais rôle à ceux qui ne respectent pas les us et coutumes. Pire. Il les considèrent comme des inactifs dans les statistiques, comme des sans opinions dans les sondages, comme des mauvaises fréquentations dès lors que ces gens-là rentrent dans leur vie. Pourtant, à n'en pas douter, ces anti-héros font aujourd'hui le succès des productions cinématographiques. Ils sont chaleureusement accueillis par les critiques et adulés par les spectateurs. Ils sont l'exemple que leurs censeurs rêvent de disposer secrètement lorsqu'il est question d'évoquer telle réussite dans un dîner bourgeois.

Ce soir, plus qu'à l'accoutumée, Lucas se sentait comme l'un d'eux. Un de ces anti-héros incompris, mystérieux et solitaire. Son masque d'indifférence, qui agaçait au plus haut point son meilleur ami, n'était que le résultat visible de son existence. Oui, ce soir, Lysias l'indifférait. Pire, il l'emmerdait. L'Irlandais semblait vouloir souligner l'importance du lien familial ainsi que toute la considération qu'il y accordait. Seulement, Lucas n'avait rien fait de mal. Certes, il avait couché avec la soeur de son meilleur ami mais était-ce un crime ? Pas à sa connaissance en tout cas. Il ne l'avait pas forcé, mieux, il s'était contenté de lui donner ce qu'elle désirait. Lysias se fourvoyait en pensant sauver l'honneur de sa soeur. Cette dernière s'en foutait royalement et aurait probablement mal réagit face à la situation présente. Il la tournait en dérision à mesure qu'il s'enfonçait dans les tranchées de sa guerre verbale et physique. Sa soeur n'avait rien de la jeune femme qu'il est nécessaire de protéger. Lysias s'attardait sur le principe de l'honneur alors même que sa jumelle l'avait relégué aux oubliettes.

Maintenant, c'était à Lucas de payer les pots cassés. Était-ce une fois de plus sa faute si la jumelle de Lysias n'agissait pas comme il aurait désiré qu'elle le fasse ? Sûrement pas. Lysias n'était qu'un petit con prétentieux et suffisamment égoïste pour se donner la peine de sauver un honneur fictif. Et comme si cela ne suffisait pas, cet idiot avait chatouillé jusqu'au sang le nez de Morrigan.

Malgré ce que certains devaient imaginer, Lucas mettait un point d'honneur à ne jamais entrer dans les toilettes d'un bar. Quel qu'il soit. Et il avait toutes les raisons de ne pas le faire. L'odeur y était insupportable après 22 heures quand les lycéens venaient régurgiter la cause même de leur mal-être, il y avait pire fréquentation que sa carcasse de drogué prétentieux et bien plus encore.

O'Reilly devait sacrément lui en vouloir pour le suivre jusqu'aux toilettes. Pour la peine, Lucas lui aurait volontiers enfoui la tête dans le premier toilette mais ce dernier était occupé. Fort malheureusement. « Tu m'emmerdes vieux. » Son regard assassin espérait l'entrainer à revenir sur ses pas mais l'Irlandais demeurait proche de lui. Trop proche. « Merci pour le compliment, parfait connard ça sonne plutôt bien tu crois pas ? Enfin .. quand ta soeur criait mon prénom à s'en arracher les cordes vocales ça en était encore plus jouissif. » N'était-ce pas ce que Lysias voulait entendre ? Quelques détails sur sa nuit avec sa jumelle ? En tous les cas, il ne semblait pas apprécier l'indifférence alors Lucas se fendait d'un effort afin de divertir son interlocuteur. Un éclair de fascination vint illuminer le visage morne de Lucas. Son meilleur ami lui parlait désormais de respect ! « Ecoute vieux, entre toi et moi, tu penses vraiment que ce que tu me dit à du sens ? Du respect ?! Du respect je t'en montre quand je couvre tes activités, n'attends pas davantage de moi. Je te donne ce qui est dans mon intérêt, point. » Lucas s'était rapproché de son ami d'une démarche menaçante qui ne présageait rien de bon. Deux minutes ça le faisait rire mais ensuite, il ne valait mieux pas continuer ..